« Toujours ce silence ». Des primitivismes.

Ce texte est issu d’un travail de recherche sur la question des primitivismes, dans le cadre du cours que Laurence Bertrand Dorléac proposait au musée d’Orsay en 2018, lors de mon Master à SciencesPo. Le corpus était composé de quatre textes, dont deux écrits à la fin du XIXe siècle et deux écrits à la fin du XXe siècle. Si Rimbaud et Gauguin s’expriment au présent, les écrits de Malraux et Gombrich sont tournés vers le passé. Tandis que Malraux rapporte les souvenirs de Picasso au début du XXe siècle, Gombrich prend la parole en historien de l’art. La pluralité de ces textes nous permettait d’emblée de saisir la diversité de la question du primitivisme, sinon des primitivismes.

Sa relation avec Verlaine venant de s’achever, Arthur Rimbaud écrit Une Saison en enfer à l’âge de dix-neuf ans, à l’été 1873. Dans ce recueil composé majoritairement de poèmes en prose, reflet du style rimbaldien « absolument moderne », Rimbaud s’érige contre la civilisation occidentale. « Alchimie du verbe » arrive dans la deuxième partie des « Délires », après « Mauvais sang » où le poète se voit héritier des barbares qu’ont été les ancêtres gaulois, et où il affirme « je suis une bête, un nègre »[1]. La raison, brandie par les modernes qui vantent le progrès, finit par vaciller et le poète s’abandonne à l’ailleurs, dans le temps et dans l’espace. Rimbaud est déjà primitif dans sa réaction à la modernité. Sa révolution passe par le langage : il veut détruire les représentations traditionnelles du monde pour les reconstruire par la parole. Affirmant « je est un Autre », il rompt avec la double influence hugolienne et parnassienne. Ici, il déclare croire à « tous les enchantements ». Dans sa Préface au recueil (1956)[2], René Char cite ainsi Hölderlin :

« Les poètes se révèlent pour la plupart au début ou à la fin d’une ère. C’est par des chants que les peuples quittent le ciel de leur enfance pour entrer dans la vie active, dans le règne de la civilisation. C’est par des chants qu’ils retournent à la vie primitive. L’art est la transition de la nature à la civilisation, et de la civilisation à la nature ».

Char suggère que Rimbaud « est le premier poète d’une civilisation non encore apparue », et suppute que sa poétique est l’une des seules répliques de l’Occident « aux traditions et aux pratiques sacrées de l’Orient et des religions antiques ainsi qu’aux magies des peuples primitifs ». Précurseur littéraire, Rimbaud symbolise les aspirations d’une génération d’artistes à la nouveauté et donne notamment une place au monde populaire dans le goût.

La lettre de Paul Gauguin, chef de file de l’école de Pont-Aven, au marchand d’art Théo Van Gogh, frère de Vincent Van Gogh et qui le soutient financièrement, est écrite alors qu’il séjourne en Bretagne en 1889. Le peintre a déjà voyagé, et, rejetant « la civilisation pourrie » de l’Occident, il déploie dans sa pratique artistique l’ambition d’un retour à la Nature, « partant de la sauvagerie », et ouvre ainsi la voie à une sorte d’esthétique des origines, du primitif. Nous verrons notamment comment Gauguin a été influencé par l’art ornemental japonais, les sculptures d’Océanie et les arts populaires bretons, faisant déjà écho à la réhabilitation du low, du populaire, de Rimbaud. Gauguin diversifie sa pratique et travaille non seulement la peinture, mais aussi la céramique et la sculpture sur bois.

Portrait de l’artiste au Christ jaune (1890-1891).
Paul Gauguin, Portrait de l’artiste au Christ jaune, 1890-1891, Paris, musée d’Orsay
Photo : RMN GRAND PALAIS RENÉ-GABRIEL OJÉDA.

Malraux, écrivain et résistant puis Ministre de la Culture de 1959 à 1969, publie La Tête d’obsidienne en 1974, un an après la mort de Picasso, dont il retrace les souvenirs. L’extrait choisi vient au début du roman, alors que Jacqueline Roque, la dernière femme de Picasso, invite Malraux à leur domicile, où se situe une très grande partie de la collection d’art de l’oiseau du Bénin[3]. Il se remémore alors de « la confidence la plus révélatrice [qu’il ait] jamais entendue de lui »[4], lors de la fameuse découverte du musée d’ethnographie du Trocadéro. Ce même épisode a été raconté par Françoise Gilot, compagne de Picasso de 1944 à 1953. Malraux témoigne de la conscience de Picasso que les objets d’Afrique et d’Océanie qu’ils l’ont inspiré étaient des objets magiques, intercesseurs, des fétiches comme des « armes » qui lui faisaient presque peur, une idée que Braque, parmi d’autres, ne comprenait pas. Picasso aurait ainsi minimisé l’influence formelle de ces sculptures pour affirmer au contraire que l’inspiration pour Les Demoiselles d’Avignon (printemps-été 1907, huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm, New York, The Museum of Modern Art) était davantage conceptuelle, une toile d’exorcisme. Le primitivisme de Picasso se nourrit d’influences diverses, de Ingres aux arts ibériques, d’Afrique et d’Océanie, et se constitue en « négation du matissisme »[5]. L’intérêt de Picasso pour les arts que Maureen Murphy qualifie d’A’O[6], s’inscrit « dans un esprit de rébellion, mais également pour mieux créer et inventer »[7].

Enfin, la proposition de Gombrich (1909-2001) clôture l’ouvrage posthume La Préférence pour le primitif (2006). Historien de l’art, Gombrich fuit l’Allemagne nazi pour s’installer à Londres. D’abord inscrit dans la tradition savante de l’iconographie, il accorde rapidement une place primordiale aux formes, notamment dans son ouvrage majeur L’art et l’illusion (1960)[8]. Comme Panofsky, il analyse les contenus mais aussi les modes relatifs de représentation, dans une tentative de reconstituer les modes de perception d’une époque. Le jeu entre création et réception crée des jeux d’illusion. Dans La Préférence pour le primitif, il met en avant les « stratégies d’évitement » des mouvements primitivistes du XXe siècle. Gombrich tente de mettre à jour dans la préférence pour le primitif, l’éloignement des artistes vis-à-vis de la mimésis, notamment avec le japonisme – « ultime responsable de la mort de la tradition académique »[9] – et la mise en question du progrès de l’art. Pour lui, le « grand art » peut être évalué. Dada, le surréalisme et Paul Klee sont quasiment discrédités quand, pour Gombrich, la voie du primitivisme dans l’art du XXe siècle correspond à un subtil alliage de « régression et raffinement », ce qui a étendu la « gamme expressive » de l’art. Il prend pour exemple Picasso et Paul Klee et l’art des enfants. Dès lors, l’affirmation « plus on préfère le primitif, moins on devient primitif » suggère le dépassement d’un stade premier par l’artiste qui, s’inspirant du primitif, s’en éloigne à mesure qu’il créé dans un écart à la norme. Il y a une sorte de contradiction à vouloir être primitif.

Le primitivisme est une notion qui recoupe des aspirations variées, qui toutefois s’inscrivent toutes dans une réaction aux transformations du monde et à la modernité, dans l’espoir de réunir à nouveau l’art et la vie. Ici appel à l’ailleurs, là-bas appel du passé, souvent syncrétisme d’inspirations occidentales et orientales, les primitivismes finissent parfois par tomber sous le coup de leurs contradictions. La réception mitigée de l’exposition que leur consacre William Rubin[10] reflète la délicatesse d’une telle notion, que Rubin admet utiliser faute d’une autre proposition pour désigner ce qui relève d’une réalité historique plutôt que d’un courant artistique.

Vue d’exposition, « ‘Primitivism’ in 20th Century Art: Affinity of the Tribal and the Modern »
19 septembre 1984 – 15 janvier 1985. Photographie d’archives du Museum of Modern Art, New York. IN1382.19. Photograph by Katherine Keller.

La notion de primitivisme interroge d’abord la notion de temporalité dans l’art au XIXe siècle. Le rapport à l’histoire est central puisque la peinture historique est le genre majeur de la peinture académique. Le tragique Caïn (1880, huile sur toile, 400 x 700 cm, Paris, Musée d’Orsay) de Cormon caractérise ce premier élan de représentation fantasmée du sauvage, en associant l’homme des premiers temps, primitif, à un assassin et un barbare. Philippe Dagen écrit à ce propos que « la première iconographie de la préhistoire se compose de visions sanguinaires et pathétiques »[11]. Cet intérêt pour le préhistorique se retrouve à l’Académie.

Par ailleurs, le romantisme et ses représentations de ruines et de paysages, comme le Stonehenge de Constable (1836, aquarelle, 38,7 x 59,1 cm, Londres, Victoria and Albert Museum) ouvrent la voie au spleen de Baudelaire, spirituel, terrible et mystérieux. Chez Rimbaud, la question du temps s’exprime dans le poème « Alchimie du verbe » de façon individuelle par le vocabulaire de l’enfantin, le démodé, l’aïeul, la naïveté et enfin le rêve ; elle s’énonce aussi par une histoire collective, celle des croisades, des découvertes, des républiques, des guerres, des révolutions, du temps long, géologique. Bientôt, la découverte des fresques préhistoriques suggère de considérer le sauvage comme capable de produire des œuvres esthétiques. Or, les peuples non-occidentaux étant alors assimilés aux peuples sauvages, l’idée d’un relativisme esthétique apparaît. Dans Le Peintre, le poète, le sauvage, Philippe Dagen écrit ainsi que « relativisme esthétique et modernité ne peuvent se séparer, fondés ensemble sur une philosophie de l’histoire qui déclare abusive toute revendication d’éternité et d’absolus. Les idéaux ne peuvent qu’être transitoires, les modèles qu’éphémères, faute de quoi l’art se fige en académisme »[12].

Fichier:Capresse des colonies Charles Cordier Musée d'Orsay.JPG — Wikipédia
Charles Cordier, Capresse des colonies, 1861. Paris, musée d’Orsay. Photo : Janmad (Wikipédia)

Alors que l’Occident devait accepter l’idée que des peuples colonisés puissent être capables de créer, l’anthropologie naissante et la révolte contre l’esclavage inspirent Charles Cordier qui ambitionne de représenter l’ensemble des primitifs. Intégré à la Société d’anthropologie, ce dernier accompagne l’entreprise scientifique de découverte du monde. Il réalise des sculptures à caractère ethnographique, en faisant accepter la sculpture polychrome, comme avec sa Capresse des colonies (1861, buste en onyx et bronze patiné et doré sur piédouche en marbre cervelas rose, 96,5 X 54 X 28 cm, Musée d’Orsay). Son travail relève de la curiosité envers l’Autre, le Différent. Laure de Margerie écrit ainsi que « les lettres de Cordier ou à son sujet sont emplies de l’ambition scientifique du sculpteur »[13], mais qui serait « comme un leurre ou un alibi pour choisir des types extra-européens » car « il recherche avant tout la beauté ». Par exemple, dans la Lettre de Cordier au compte de Nieuwerkerke, directeur des Musées impériaux, surintendant des Beaux-Arts, celui ci écrit : « Je veux vous rendre moi la race telle qu’elle est dans sa beauté relative, dans sa vérité absolue, avec ses passions, son fatalisme, son calme orgueilleux, sa grandeur déchue mais dont le principe est resté depuis l’Antiquité… » [14].

Cordier n’établit pas de hiérarchie parmi les « races », et cette mise à mal des hiérarchies se retrouve plus tard au niveau plastique, notamment avec Picasso pour Les Demoiselles d’Avignon. Maurren Murphy retrouve l’idée d’Alfred Jarry que « le blanc ne serait autre chose qu’un nègre retourné comme un gant »[15]. Cette même mise à égalité des références se retrouve plus tard chez Dada, dont la première exposition à la galerie de Han Coray réunis des cubistes, des dadaïstes et des objets extra-occidentaux, avec toute sorte de media. Le recours au primitif est donc essentiellement moderne. Il permet de mettre à égalité le high et le low, par un subtil mélange de l’un dans l’autre, créant la rupture et l’avant-garde.

Mais c’est bien dans l’ailleurs, les peuples étrangers, non-occidentaux, que les artistes ont pu puiser ce primitif, dont les qualités plastiques allaient être reconnues par le travail des galeries notamment. Toutefois, le risque d’une mise à égalité de ces références serait de tomber dans une appréciation trop formaliste de l’art, alors que l’art moderne devenait de plus en plus conceptuel. Limiter l’analyse de Picasso ou de Dada à une utilisation seulement plastique des objets africains ou océaniens serait une erreur. Dans son chapitre « Le primitivisme à l’heure du postmodernisme »[16], Maureen Murphy souligne que le MoMA a été au XXe siècle l’institution qui mène la course à la reconnaissance des qualités plastiques des arts d’A’O, notamment avec l’exposition de William Rubin en 1984, qui marque l’apogée du formalisme moderniste. Soulignant l’idée défendue d’une affinité, Maureen Murphy reprend la distinction de Rubin sur l’influence directe et visible (l’artiste a vu l’œuvre et le rapport entre œuvre et source est visible, le lien attesté) l’influence invisible (lien moins évident car présence de filtres multiples de la mémoire) et l’affinité (en prenant l’exemple de Picasso et son rapport psychologique).

En effet, les historiens de l’art ont d’abord cherché les correspondances, les filiations plastiques, les inspirations primitives des artistes se voulant primitifs, de Gauguin à Dada en passant par Monet. Les voies du primitivisme sont plurielles mais répondent toutes au monde contemporain, un monde qui s’industrialise et qui érige en culte le progrès et le capitalisme qui mènent à la colonisation, la destruction de peuples, la guerre. L’art devient un moyen de proposition d’autres mondes renouant avec la vie.

A la fin du XIXe siècle, la diffusion des estampes japonaises, des arts d’Afrique et d’Océanie issus des pillages, a donné à voir de nouveaux univers aux artistes. Le primitivisme reflète un élan de nouveauté dans l’art, face à l’ennui d’un académisme figé, ce que Baudelaire ressent en poésie lorsqu’il déclare « j’ai touché l’automne des idées »[17]. Un primitivisme s’exprime en littérature par la poésie, le parnasse et la croyance en une vie antérieure, une vie exotique, mystique, voluptueuse « au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs »[18], qui contraste radicalement avec les miasmes et les masses de la ville, du monde industrialisé. La volonté de Rimbaud et de Gauguin est de retrouver la subjectivité, l’expressivité, ce qui passe par une réinvention des contenus et des formes. Pour Rimbaud, la révolution passe par le langage. Gauguin, comme les autres artistes de son époque, a été influencé par la diffusion des estampes japonaises notamment via la revue Japon artistique. Gombrich dit de lui que, « dégoûté par les conventions occidentales, il voulait se dresser face au monde en sauvage ayant découvert une civilisation préservée dans les îles des mers du Sud »[19].

Après plusieurs voyages et retours en France, Gauguin part vivre à Tahiti pour créer là-bas, dans son ultime refuge qu’est la Maison du jouir. Sur la frise en sequoia (Bois de la Maison du jouir, entre 1901 et 1902, Atuona, îles d’Hiva-oa, bas-relief, bois de séquoia polychrome, 284 x 732 cm, Musée d’Orsay) sont représentées deux figures sculptées qui rappellent les tiki locaux, qui représentent les hommes et les dieux. Gauguin a voulu une maison la plus archaïque possible, une maison pour créer mais aussi une maison du plaisir. Ce bois sculpté marque une synthèse dans les références, de l’inspiration bretonne et féminine de Soyez mystérieuses (septembre 1890, 73 x 95 x 0,5 cm, bois/tilleul polychrome, Paris, Musée d’Orsay), et dans la lignée de Dans les vagues (Ondine I, printemps 1889, 92 x 72 cm, huile sur toile, Cleveland, The Cleveland Museum of Art). Sa quête pour l’authentique passe par le modèle plastique et intellectuel. Comme le montre la conservatrice Ophélie Ferlier-Bouat, « la céramique et le bois lui permettent de décloisonner sa pratique artistique »[20] et ainsi Gauguin peut explorer « un moi sauvage et barbare non dénaturé par la civilisation, issu de ses prétendues origines amérindiennes : il associe la réalisation de soi à un primitivisme pétri de la volonté de retrouver un art des racines, celles des peuples mais avant tout les siennes propres »[21]. En avril 1903, Gauguin lui-même écrit « je suis un sauvage », alors qu’il est doté d’ « une sensibilité occidentale qui n’a vraiment rien de barbare »[22].

Paul Gauguin, Dans les vagues, 1889, huile sur toile, The Cleveland Museum of Art.

Dans La Préférence pour le primitif, Gombrich commente à propos du style de Gauguin : « Gauguin était à la recherche d’une stylisation encore plus radicale que celle des arabesques planes des estampes japonaises. Il la trouva dans l’art populaire de la Bretagne où il s’était installé avec d’autres artistes qui recherchaient un vocabulaire nouveau loin de la dextérité de l’art du Salon et de l’effervescence de l’impressionnisme »[23]. Gombrich va jusqu’à théoriser l’apparition de l’art moderne comme une « réaction contre l’art factice de virtuoses consacrés »[24]. Pour lui, l’excès de Salon, de suavité, de mièvrerie, ont poussé les artistes à l’écœurement. Entre la perfection du Salon et les autres, il s’agit de « deux camps irréconciliables » car liés à des prédispositions mentales opposées.

Si Picasso s’inspire des maîtres comme Ingres avec le Bain turc (J. A. D. Ingres, Le Bain turc, 1862. Huile sur toile, 1,08 x 1,10 cm, Paris, Musée du Louvre) ou Bouguereau avec La Naissance de Vénus (1979, Musée d’Orsay, Paris), Picasso retourne à un style en apparence plus simple, plus enfantin, en affirmant un goût comme Rimbaud pour le populaire, en choisissant le thème du bordel. Toutefois, le rapport de Picasso au primitivisme est plus complexe et pour lui, les fétiches sont porteurs d’un univers. Le détour par les arts d’Afrique nourrit son rapport à l’art, un art comme reflet des désirs et peurs de l’artiste. Picasso entretien une sorte de rapport cathartique à la peinture, comme cristallisation des pulsions. Maureen Murphy parle d’une fascination vers « une expressivité nouvelle, une contre-esthétique »[25]. Après la Grande Guerre, les surréalistes ont ce même rapport. Encore avant, Dada se pose comme précurseur et comme « le sauvage de l’histoire de l’art »[26], le sylvestre et le retour dans les bois, comme Gauguin.

Il y a dans le primitivisme la volonté d’un regard neuf, que l’on retrouve avec Gontcharova et Larionov. Cette sensibilité primitiviste à Moscou passe par un désir d’expressivité, de couleurs, de renouer avec l’art populaire. Ce travail impose à Gontcharova un retour sur les images du passé, notamment les images populaires des icônes et des paysans russes, qu’elle synthétise avec l’avant-garde européenne, comme dans Les Lavandières (1911, huile sur toile, 102 x 146 cm, Musée russe).

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Natalia Gontcharova, Lavandières, 1911. Saint-Pétersbourg, Musée National Russe. Photo : akg-images © Natalia Goncharova / ADAGP

Cette même volonté d’expressivité se retrouve avec Munch, quand il écrit en 1929 : « On ne peut plus peindre des intérieurs avec des hommes qui lisent et des femmes qui tricotent. On peindra des êtres vivants qui respirent et qui sentent, qui souffrent et qui aiment. Je sens que je le ferai – que ce sera facile – Il faut que la chair prenne forme et que les couleurs vivent »[27]. Emerge alors un nouveau culte de la subjectivité, avec une ouverture à l’altérité propre à la poétique rimbaldienne. Cette subjectivité, nous la retrouvons avec Monet. 

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’industrialisation à marche forcée laisse la place aux théories décadentes, favorisant l’émergence d’un sentiment de spleen, une temporalité coincée entre un futur incertain et un passé perdu. Le rapport au souvenir, à la mémoire, que l’on retrouve déjà chez Rimbaud, puis chez Proust, est alors source d’inspiration. Dans son essai Contre-déclin. Monet et Spengler dans les jardins de l’histoire, Laurence Bertrand Dorléac montre comment les artistes « assoiffés d’origines et de ce bel ailleurs à opposer au vieil Occident chrétien détérioré »[28] , tels que « Gauguin, Van Gogh, les Fauves, les Dada (…) les ennemis turbulents de cet “Occident” dont ils font d’autant plus partie qu’ils l’exècrent, ouverts à d’autres cultures voulues moins érodées, moins progressistes, moins techniciennes, moins arrogantes, moins ennuyeuses et finalement moins destructrices »[29]. Elle fait en partie dialoguer Monet et Spengler dans le cadre d’un triomphe du premier. Monet et Gauguin se retrouvent chez Rimbaud : « Cette méfiance devant le monde occidental, Rimbaud l’avait incarnée contre sa propre société et avait finit par partir sur les chemins, en voulant être « une bête, un nègre »[30]. Pour Spengler, la nature serait le refuge des impressionnistes et il écrit « la prophétie touchante de Rousseau tragiquement exprimée par le “retour à la nature” s’accomplit dans cet art agonisant »[31]. Contre le décadentisme, Monet se détourne de la guerre pour créer autre chose. Ses Nymphéas comme monument à la paix sont inspirés du monde flottant japonais, ils sont « un instant du monde ».

Par ailleurs, dans le contexte de la Grande Guerre et de la théorie du déclin de Spengler nourrie de l’inquiétude face à la « dépossession », une autre sorte de réponse en terrain neutre se forme en 1916, à Zurich. Dada se nourrie de performances et de poésies dans le futur cabaret Voltaire de Hugo Ball, le premier centre de gravité de la « constellation » Dada. Radicalement pacifiste, pour la liberté et l’égalité, Dada cherche la rupture et une autre voie. L’art de Sophie Taueber et ses Motifs abstraits (masques, 1917, gouache sur papier, 34 x 24 cm, Stiftung Arp Remagen-Rolandseck / Berlin) en sont l’expression.

Les primitivismes ne peuvent être séparés de la modernité que reflète le contact entre différentes cultures. La peur de la mort d’une civilisation suppose une conception organique de l’histoire. La peur se manifeste en réaction à l’autre, à l’exotique, au primitif, au sauvage. Les primitivismes sont l’écho de transformations plastiques et intellectuelles, on passe à un art plus conceptuel. Si Les Demoiselles d’Avignon de Picasso ont été mal reçues à leur époque, aujourd’hui la toile est considérée comme un chef d’œuvre de l’art moderne. Une histoire du goût est incontournable lorsqu’il s’agit d’étudier les primitivismes, puisqu’il s’agit aussi des prédispositions mentales que Gombrich analyse. Pourtant, force est de constater que dans la transformation, des questions se posent quant au devenir des objets d’Afrique et d’Océanie pillés et exposés dans les musées ethnographiques ou les musées d’art contemporain.

Dans le catalogue de l’exposition Charles Ratton. L’invention des arts « primitifs », Philippe Dagen[32] rappelle la disparition de ces objets et souligne que « de cette disparition, la colonisation est la cause : d’un même mouvement, elle a révélé l’“art nègre” et l’a assassiné ». C’est ce que signifie le titre du film Les statues meurent aussi d’Alain Resnais et de Chris Marker (1953). Philippe Dagen cite le marchand Charles Ratton qui écrit en 1937 : « La sculpture nègre est morte maintenant, avec les dieux. C’est pour les touristes que sous peu d’années s’exécuteront les tam-tams et les danses »[33]. Cette mort s’exprime par le silence. Un silence que trouve déjà Gauguin et que Monet cherche dans le calme de son jardin à Giverny.

Finalement, le concept même de primitivisme peut aussi être compris au-delà d’une aspiration à l’autre, à l’ailleurs, une projection vers un autre espace-temps, moteur d’une création moderne. Comme l’a montré Philippe Dagen dans Le peintre, le poète, le sauvage, le primitivisme de Gauguin n’est qu’incomplètement primitif. Il y a une contradiction à vouloir être primitif. Dans son enquête, il pose la question suivante : « le primitivisme gauguinien ne serait-il que de synthèse et artifices  savants plutôt que sauvagerie ressuscitée ou retrouvée ? »[34]. Il s’agit avant tout d’ « un primitivisme dans l’incohérence, sur le mode de la diversité, du collage de références et de la juxtaposition d’iconographies hétérogènes, sinon contradictoires »[35]. Il nuance la position de Varnedoe selon laquelle « Gauguin a cru à la régénérescence de l’art par le primitif »[36] et affirme qu’au contraire, Gauguin, réaliste et défait de ses illusions, n’aurait « peint que l’ambiguïté de son esthétique » et n’aurait peut-être eu d’autre sujet « que l’impossibilité de redevenir primitif et sauvage ». Philippe Dagen ajoute que Gauguin « peint le primitif, sans doute, mais plus encore sa disparition »[37], que l’on retrouve dans l’iconographie de la chute. Il a peint la désillusion plus que le triomphe. Dans son entreprise de reconstitution du naturel, il demeure une « mélancolie de l’amertume »[38] si bien incarnée dans l’expression de la vahiné dans sa case de la toile Te faaturuma (La Boudeuse, 1891, huile sur toile, 91 x 68 cm, Worcester, Art Museum). Le silence, la solitude, le regret, la solitude, le silence. Gauguin lui-même s’exprimait sur le silence de Tahiti : « Toujours ce silence. Je comprends pourquoi ces individus peuvent rester des heures, des journées assis sans dire un mot et regarder le ciel avec mélancolie »[39]. En suspendant le temps pour l’éternité avec ses Nymphéas, Monet cherche le calme de son jardin. Le primitivisme est parfois un retour au silence, loin du bruit de la civilisation. Un silence qui s’installe en réaction à l’indicible, à la guerre, la colonisation. Le silence comme un temps mort avant une symphonie, entre l’accord et le début du concert, une symphonie du nouveau monde.

Les Nymphéas : Reflets verts
Claude Monet, Les Nymphéas : Reflets verts, vers 1915-1926. Paris, musée de l’Orangerie.

La question du primitivisme, au-delà de l’analyse formaliste de l’histoire de l’art, est loin d’être épuisée. La pluralité de ses expressions mène toutefois à considérer que les primitivistes sont en rupture ; ces « traditions de rupture dont Rimbaud et Dada continueraient d’être les forts inspirateurs, dans les milieux de la jeunesse avides de recommencements absolus – en route vers un paradis à conquérir »[40]. Mais les primitivismes qui souhaitent revenir à l’Origine sur le modèle d’un état de nature rousseauiste se confrontent souvent à une limite, celle de la réalisation qu’un tel idéal ne peut être atteint. Dans Noa Noa, Gauguin le confesse par ces mots : « c’est bien fini : rien que des Civilisés ». Monet, lui, est ramené à la civilisation par « le train qui passe à deux pas » et qui « résonne comme la présence du monde moderne »[41]. Ne restent que des mondes flottants, une liminalité propre à l’art et la vie.

Léo Rivaud Chevaillier


[1] Arthur RIMBAUD, Poésies, Une Saison en enfer, Illuminations, p. 182, Poésies/Gallimard, 1999

[2] René CHAR, « Préface (1956) », Poésies, Une Saison en enfer, Illuminations, p.12, Poésies/Gallimard, 1999

[3] Maureen MURPHY, « Apollinaire et l’oiseau du Bénin (Picasso). Le primitivisme en question », in cat. exp., Paris, musée de l’Orangerie, Flammarion, 2016, p. 83-96. Guillaume Apollinaire désigne ainsi Pablo Picasso dans Le Poète assassiné (1916).

[4] André MALRAUX, La Tête d’obsidienne, Gallimard, 1974, p. 17

[5] Philippe DAGEN, Le Peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Champs Arts, p. 372

[6] Maureen MURPHY, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique et d’Océanie à Paris et à New York (1931-2006), les presses du réel, 2009.  « Des arts longtemps envisagés au prisme d’un ethnocentrisme évolutionniste, dits « nègres », « primitifs » ou aujourd’hui « premiers » et pour lesquels nous utiliserons ici l’abréviation d’A’O : d’Afrique, d’Amérique, d’Asie ou d’Océanie » (p.12).

[7] Maureen MURPHY, « Apollinaire et l’oiseau du Bénin (Picasso). Le primitivisme en question », in cat. exp., Paris, musée de l’Orangerie, Flammarion, 2016, p. 84

[8] Ernst Hans GOMBRICH, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1971 [1960]

[9] Ernst GOMBRICH, La Préférence pour le primitif. Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Phaidon, 2006, p.189

[10] « Primitivism» in 20th-Century Art: Affinity of the tribal and the modern, MoMA, dir. W. Rubin, cat. exp., 1984.

[11] Philippe DAGEN (1998, réed. 2010), Le Peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Flammarion, Champs Arts, p.21.

[12]Ibid. p.82.

[13] Laure de MARGERIE, « Le plus beau nègre n’est pas celui qui nous ressemble le plus » in Christine BARTHE, Laure de MARGERIE, Maria VIGLI, Edouard PAPET, Charles Cordier (1827-1905) : l’autre et l’ailleurs, cat. exp., Éditions de la Martinière, 2004, p. 28

[14] Lettre de Cordier au compte de Nieuwerkerke, directeur des Musées impériaux, surintendant des Beaux-Arts, 18 novembre 1865, Paris, AN, F21 2285.

[15] Maureen MURPHY, « Apollinaire et l’oiseau du Bénin (Picasso). Le primitivisme en question », in cat. exp., Paris, musée de l’Orangerie, Flammarion, 2016, p. 84

[16] Maureen MURPHY, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique et d’Océanie à Paris et à New York (1931-2006), les presses du réel, 2009, p.282

[17] Charles BAUDELAIRE, « L’Ennemi », in Les Fleurs du Mal, Le Livre de Poche, 1999, p.61 [1861]

[18] Charles BAUDELAIRE, « La Vie Antérieure », in Ibid, p.63

[19] Ernst GOMBRICH, La Préférence pour le primitif. Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Phaidon, 2006, p. 214.

[20] Ophélie FERLIER-BOUAT, « L’alchimiste et le sauvage. Une matérialité introspective », Gauguin, l’achimiste, RMN Grand Palais, p.269

[21] Ibid. p.269

[22] Ibid. p. 271

[23] Ernst GOMBRICH, La Préférence pour le primitif. Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Phaidon, 2006, p.190

[24] Ibid, p.203

[25] Maureen MURPHY, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique et d’Océanie à Paris et à New York (1931-2006), les presses du réel, 2009, p.13

[26] Cécile BARGUES, « Dada et les « primitivismes » », Les Cahiers du CAP, n°4, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, p.21

[27] Edvard MUNCH, Livfrisens tilblivesle, Kristiania, 1929, publié dans Edvard MUNCH, Écrits, éd. Jérôme Poggi, Les presses du réel, 2011p. 23

[28] Laurence BERTRAND DORLÉAC, Contre-Déclin. Monet et Spengler dans les jardins de l’histoire, Arts et Artistes/Gallimard, Paris, 2012, p.8

[29] Ibid. p.9

[30] Ibid. p. 40

[31] Ibid. p.71.

[32] Charles Ratton, l’invention des arts « primitifs », Musée du quai Branly/Flammarion, p. 39

[33] Ibid., p.11

[34] Philippe DAGEN (1998, réed. 2010), Le Peintre, le poète, le sauvage. Les voies du primitivisme dans l’art français, Flammarion, Champs Arts, p.106

[35] Ibid. p.110

[36] Ibid. p.111

[37] Ibid. p.128

[38] Ibid. p.156

[39] Gauguin l’alchimiste, RMN Grand Palais, cat exp. p.234

[40] Laurence BERTRAND DORLÉAC, Contre-Déclin. Monet et Spengler dans les jardins de l’histoire, Arts et Artistes/Gallimard, Paris, 2012, p. 244.

[41] Ibid. p.150

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