Au sein des collections permanentes du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou à Paris, une curieuse installation visuelle et sonore (un casque est proposé à l’entrée sur réservation lors de l’achat du billet, qui permet d’écouter Patti Smith lire des poèmes) montre des photographies, films, sculptures, dessins et documents d’archive qui sont autant de souvenirs d’un voyage hors-du-commun.

EVIDENCE est le nom de l’installation-bilan au Centre Pompidou.
Le projet acoustique et poétique de Patti Smith associée au Soundwalk Collective, un collectif d’arts sonores contemporains fondé par l’artiste Stephan Crasneanscki et le producteur Simone Merli (ils ont collaboré notamment avec Nan Goldin, Jean-Luc Godard, Wim Wenders ou encore Charlotte Gainsbourg), est à l’origine de la création de Perfect Vision. Ce sont trois albums (The Peyote Dance, Mummer Love et Peradam) enregistrés entre 2017 et 2021 en trois lieux différents, trois espaces autrefois visités par trois poètes de renom, Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal, qui occupent tous une place centrale dans la pensée artistique de Patti Smith – elle en parle volontiers dans M Train (Gallimard, 2016, pour la traduction française). Dans ce roman paru en anglais en 2015, Patti Smith plonge le lecteur dans une odyssée à la frontière du réel, à partir de ses souvenirs, et de l’imaginaire, à la rencontre de ses inspirateurs, à la façon d’une « mission poétique » pour reprendre ses mots. Son collaborateur Stephan Crasneanscki raconte lui que, lors de leur exploration des lieux, « tout se passe comme si nous tentions de retrouver un souffle qui se serait fossilisé dans la pierre, pour essayer de le ressusciter et de l’enregistrer ». Déployé en une installation déconcertante, ce projet ambitieux explore ainsi les confins liminaux de la possibilité même du poème.

Afin de retrouver l’état d’esprit de ces poètes-voyageurs, et une certaine proximité avec eux, le collectif s’en est ainsi allé d’abord au Mexique, là où Artaud s’était rendu dans le Copper Canyon en Sierra Tarahumara, et où il avait assisté au rituel du peyotl, dont nous avons déjà parlé ici à l’occasion de la représentation de Tutuguri (Wolfgang Rihm) à la Philharmonie de Paris. Puis, sur les traces de René Daumal, ils sont allés jusqu’à un sommet de l’Himalaya. Pour suivre Arthur Rimbaud, enfin, ils ont parcouru les hauts plateaux d’Abyssinie. L’installation résulte d’un processus de synthèse, de pistes suggérées par les objets et les images récoltées. Patti Smith écrit ainsi : « (…) nous avons rassemblé les ephemera recueillis au fil de notre pèlerinage, qu’il ait été physique ou mental : fragments de tissu, perles, morceaux de bois, pierres, instruments indigènes. Pour nous, tout est Evidence, tout porte témoignage ». De fait, tout dans cette exposition évoque des lieux investis de preuves physiques et visuelles, à la manière d’une reconstitution dans le cadre d’une enquête policière, un faisceau d’indices et des échantillons issus de vestiges poétiques. L’exposition procède d’une sorte d’archéologie des émotions vécues par ces artistes contemporains face à l’espace ouvert par ces trois grands poètes. Espace : l’exposition est introduite par une conversation entre Patti Smith et Stephan Crasneanscki, où il est question de leur rapport à la création. La musicienne et poète affirme sur les cimaises :
« C’est ce que font les artistes, ils créent des espaces (…). Dans les premières années du punk rock, je me souviens qu’on me posait souvent les mêmes questions : « Qu’est-ce que tu cherches à faire à travers ta musique ? C’est quoi, au juste, l’album Horses ? » Et je répondais : « Je crée un espace », pour que les générations suivantes puissent se poser la question de ce que cela signifie de sortir un album. Ce n’est pas forcément mettre ensemble des singles, ou composer huit titres. L’album crée un espace qui va pouvoir être amplifié pour produire encore plus d’espace. Jimi Hendrix était un grand créateur d’espace. Avec cet espace, l’artiste s’affranchit de l’ego – parce qu’un artiste doit être égocentrique pour produire son œuvre – pour entrer dans la bienveillance. C’est dans la création d’espace que va se loger la bienveillance. L’artiste mourra un jour, et quand il aura disparu, cet espace lui survivra (…) c’est un espace vivant » (Patti Smith).

Cette cimaise présente un atlas mural de sources, patchwork d’objets, de documents photographiques et de dessins en lien avec la mission poétique de Perfect Vision.
La pluridisciplinarité à l’œuvre dans ce projet d’envergure, à voir jusqu’au 6 mars 2023, ouvre au moins un espace propice à encourager les collaborations entre artistes sonores, plasticiens et écrivains. Si le résultat visuel peut laisser perplexe, il est pourtant certain que c’est en prenant le temps, le temps de missions poétiques, le temps de la vie et du voyage, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Azzedine Alaïa avec Donatien Grau (Prendre le temps, Actes Sud, 2020), que la création artistique saura être à la hauteur des enjeux humanistes de notre temps. La voie est libre.
Léo Rivaud Chevaillier