Quelle lumière l’ombre peut-elle cacher ? La philosophie humaniste, éclairée, de la seconde moitié du XVIIIe siècle alliée à un progrès technique fulgurant a entraîné une rationalisation accélérée du monde occidental, avec une mise au ban des anciens mythes, du rêve et de l’invisible. Pourtant, certains artistes comme Johann Heinrich Füssli (1741-1825) ont accordé une place centrale à des espaces plus obscurs du monde, aux passions médiévales et à la force imaginative de l’esprit. Füssli participe ainsi à la légitimation d’une autre sensibilité que la rigueur de l’Antique alors en vogue, c’est-à-dire à l’émergence d’un romantisme qui connaîtra de nombreux développements artistiques en Europe au tournant du XIXe siècle.


Le musée Jacquemart-André a réussi à rassembler jusqu’à la fin de ce mois de janvier 2023 quelques chefs-d’œuvre de Füssli, issus de prestigieuses collections publiques et privées européennes et américaines. Cet artiste d’origine suisse, célèbre pour son Cauchemar (1781, Detroit Institute of Arts) qui établit sa réputation et dont on peut admirer deux autres versions dans l’exposition, a fait carrière en Angleterre au dernier tiers du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Dans Le Cauchemar, qui a suscité bien des interprétations tant l’œuvre ne fait référence à aucune source littéraire précise, le peintre suggèrerait ses propres fantasmes à travers l’apparition d’une jument ténébreuse et d’un incube au dessus d’une jeune femme reprenant partiellement la posture de l’Ariane endormie conservée au Vatican. Au cœur de l’idéal antique, Füssli fait émerger l’animalité, le côté obscur de l’esprit que Goya dévoile aussi à la fin des années 1790 dans une eau-forte bien connue, El sueño de la razon produce monstruos.
All the world’s a stage,
And all the men and women merely players;
They have their exits and their entrances;
And one man in his time plays many parts,
His acts being seven ages.
William Shakespeare, As You Like It, 1599
Le parcours thématique de l’exposition, parfois redondant, se concentre d’abord sur les sources littéraires de son œuvre, de Shakespeare – pour qui la vie aussi est un songe ! – aux mythes antiques, en passant par la Bible et les légendes nordiques. Ces sujets plus ou moins nouveaux sont suivis par des thèmes plus vagues mais attendus comme « Cauchemar et sorcelleries », « La femme au cœur de l’œuvre » ou encore « Rêves, visions et apparitions ». Pour J. H. Füssli, comme pour William Blake (1757-1827) avec qui il se lie d’amitié dès 1787, le rêve est la condition même de l’art.

Lady Macbeth somnambule, dès la première salle, concentre l’esthétique du Sublime – concept développé en 1757 par le philosophe et homme politique irlandais Edmund Burke – chez Füssli, à travers le théâtre des émotions de Shakespeare, répertoire qui l’inspirera toute sa vie, si intense dans Macbeth. Le visage seul de Lady Macbeth, plongé dans la folie et déjà quasi morbide – elle finit par se donner la mort – éclairé par la seule lumière d’une flamme fuyante dans l’obscurité des couloirs gelés du château de Dunsinane, se serait parfaitement intégré à l’exposition « Visages de l’effroi – Violence et fantastique de David à Delacroix » (Musée de la Vie romantique, Paris, 3 novembre 2015 au 28 février 2016). Montrée à la Royal Academy à Londres en 1784, l’œuvre devient la première et seule peinture de grand format de Füssli à intégrer les collections publiques françaises en 1970. L’exposition permet ainsi de mettre en contexte cette toile au sein de la vaste carrière de l’artiste.
Disposée à l’entrée de l’exposition, une chronologie rappelle que Johann Heinrich Füssli commence à dessiner dans les années 1750, et qu’il baigne alors dans les nouvelles idées néoclassiques diffusées par les écrits de l’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) que son père, un artiste et historien de l’art, avait tout de suite embrassé – Füssli en publie même une traduction anglaise en 1765. Les textes et les œuvres de l’Antiquité gréco-romaine sont les sources dans lesquelles il convenait de puiser de nouveaux sujets moraux et esthétiques pour élever la portée de la création artistique contemporaine. Toutefois, son père ne destine pas le jeune Johann Heinrich à la pratique artistique mais à la théologie, qu’il étudie à Zürich. Âgé d’à peine vingt ans, il y fera des rencontres déterminantes dont un professeur qui l’incite à lire Homère, Dante, Shakespeare et Milton, de futures sources d’inspiration majeures pour Füssli comme le montre bien l’exposition. Sa rencontre avec Johann Caspar Lavater (1741-1801), son exact contemporain, l’influence tout autant comme le montre son intérêt pour le traitement plastique des émotions et l’illustration qu’il livre en 1781 pour l’édition française de ses Essais sur la physiognomonie. L’Autoportrait des années 1780 conservé au Victoria and Albert Museum est particulièrement saisissant : Füssli y suggère tant son état d’esprit tourmenté que sa posture artistique et intellectuelle. Les concepts d’individu et de liberté, ainsi que la question des sentiments, sont au coeur des préoccupations des Lumières. Ainsi, la problématique des liens entre le corps et l’âme s’actualise, et les arts sont le creuset de nouveaux défis, afin de rendre visible une âme en dessin et en peinture. L’exposition présente aussi la surprenante Tête d’un damné de l’Enfer de Dante (1789-1792), une gravure à l’eau-forte et au burin de William Blake d’après Füssli, conservée au British Museum, qui rappelle aussi les Têtes d’expression des passions de l’âme de Charles Le Brun diffusées par la gravure.

Dans les années 1760 débute alors un voyage européen, à la suite d’un scandale qui oblige le jeune pasteur à quitter Zürich. De l’Allemagne à l’Angleterre, où il découvre la scène artistique et littéraire foisonnante de Londres, il se rend aussi en France et surtout en Italie à la suite des encouragements de Sir Joshua Reynolds, président de la prestigieuse Royal Academy, à poursuivre une carrière de peintre et à se former au plus près des ouvrages de l’Antiquité. Malheureusement, peu d’oeuvres de sa période romaine nous sont parvenues, mais il est certain que Füssli excellait à l’imitation des oeuvres antiques comme le suggèrent ses dessins, comme celui-ci à la plume et l’encre qui évoque ce que Rodin réalisera près d’un siècle plus tard : les avait-il vu ?

Comment ne pas comprendre que Füssli se soit tant passionné pour les drames et les rêves qui agitent les personnages de Shakespeare, traversés de sentiments forts, l’envie, l’amour, la gloire et le pouvoir jusqu’à la folie. Sur la scène de théâtre, souvent matérialisée par la suggestion d’un rideau dans un coin de peinture, les émotions sont mises à l’honneur, le dynamisme d’un monde onirique et féérique aussi vif que l’esprit humain. En 1786, Füssli est invité avec d’autres artistes de renom à réaliser des peintures pour la Shakespeare Gallery de John Boydell, un éditeur de gravures, et il lancera lui-même le projet d’une Milton Gallery. Ces répertoires sont propices à des développements artistiques qui s’insèrent dans un moment unique en Europe, le concert des nations, où chacun cherche à faire émerger un sentiment d’appartenance nationale à travers des racines historiques et culturelles fantasmées.

Ainsi, ces sources sont tant un moyen de puiser dans les émotions de personnages-types, mais aussi une voie fructueuse vers une diversification des références artistiques. Füssli explore les légendes germaniques et nordiques, tout comme des textes plus proches du peintre comme Milton, et pose ainsi les prémisses d’un romantisme noir à l’anglaise. Les peintures exposées au musée Jacquemart-André font l’éloge du féérique et du merveilleux, de la force imaginative de l’art, et nous évoquent le succès futur du peintre anglais Richard Dadd (1817 – 1886). Songes, rêves, cauchemars et autres visions sont autant de manières pour Füssli d’accéder aux mondes invisibles et éternels qui nous entourent, à condition d’y croire…
Léo Rivaud Chevaillier
Légendes des illustrations : (1) J. H. Füssli, Le Cauchemar, après 1782, huile sur toile, the Frances Lehman Loeb, Art Center, Vassar College, Poughkeepsie, New York (2) Anonyme, Ariane endormie » (Vatican, Rome) », vers 1860, aristotype, Musée d’Orsay.