[Review] « IMAGES » au Frac Normandie

« Même et surtout si l’image est d’une certaine façon limite du sens, c’est à une véritable ontologie de la signification qu’elle permet de revenir. Comment le sens vient-il à l’image ? » se demandait déjà Roland Barthes en 1964. Le Frac Normandie dispose d’une accueillante halle lumineuse au sud de Rouen, à Sotteville-lès-Rouen, au sein de laquelle sont présentées à l’occasion de l’exposition « IMAGES » (8 avril-3 septembre 2023) des œuvres d’artistes contemporains interrogeant la culture visuelle au XXIe siècle et l’essence de l’image « à l’ère de sa reproduction numérique », clin d’œil incontournable du curateur Vincent Pécoil à Walter Benjamin.

Wade Guyton, Untitiled, 2020. Collection Frac Normandie.

Nommé en septembre 2021 à la tête de l’institution pour en redéfinir les ambitions et l’accessibilité, le directeur Vincent Pécoil a conçu un accrochage aéré d’œuvres –  photographie, peinture et installation multimédia – acquises avec justesse ces dernières années par l’institution. A la fois savant et ouvert, le propos de l’exposition est clair : « Le titre “Images’’ est un clin d’œil à “Pictures’’, une exposition organisée à New York en 1977 et qui a nourri jusqu’à nos jours la réflexion sur la nature de l’image contemporaine. C’est aussi une invitation à mesurer l’écart entre le contexte qui a vu naître cette exposition et celui d’aujourd’hui ». La littérature contemporaine au sujet des images est abondante depuis les essais de Susan Sontag – Sur la photographie, 1977 – et de Roland Barthes La chambre claire. Note sur la photographie, publié en 1980, et jusqu’aux ouvrages récents du philosophe Peter Szendy (né en 1966) – Le Supermarché du visible. Essai d’Iconomie (2017) ou encore Pour une écologie des images (2021). Szendy rappellet d’ailleurs que l’expression « écologie des images » avait déjà été employée par l’historien de l’art Ernst Gombrich en 1983 pour réfléchir au « milieu social des images ». Szendy a été invité en 2020 par le Jeu de Paume, haut lieu de la diffusion des images depuis 2004, pour assurer l’organisation, avec Emmanuel Alloa et Marta Ponsa, d’une exposition volontairement politique qui devait rendre compte de ces réflexions parmi les créateurs comme Hito Steyerl ou Trevor Paglen. Stockage des images, matières premières les constituant – une critique de l’immatérialité fantasmée de l’image – les processus à l’œuvre pour rendre visible les images et enfin la valeur des images, cachant des enjeux sociaux et environnementaux majeurs si l’on ne veut pas détourner le regard. Au Frac Normandie, Gerald Petit propose ainsi un dispositif simple en apparence : des peintures sur bois sont présentées au sol, contre le mur, empilées, et une seule accrochée traditionnellement à la cimaise blanche. A travers ces fac-similés de boîtes d’archivage de tirages photographiques, l’artiste questionne avec humour la conservation même des images en mêlant deux media qui se sont souvent enrichis l’un l’autre depuis le milieu du XIXe siècle. Ici, l’image est à la fois évidente et cachée, sujette à des temporalités multiples qui font toute la richesse de l’oeuvre.

« Les différents modes de production de l’image, quelle qu’elle soit, reposent souvent sur l’idée que l’image éternalise, qu’elle sort du temps. C’est un lieu commun de l’histoire de la peinture, de l’histoire de la photographie. Mettre en image, c’est arracher au devenir, au passage du temps, à la mort. C’est le premier moment, mais dans un deuxième moment, l’image replonge dans le temps. (…) l’image vieillit. On est confronté sans cesse au vieillissement des matériaux mais aussi des techniques. Les images sortent du temps, elles y retournent ». Tristan Garcia, 2022 (1).

L’œuvre de Louise Lawler est ainsi particulièrement perméable à ces questions : l’artiste avait réalisé une première photographie en 2003, qui a été copiée en dessin par un illustrateur qu’elle a engagé puis imprimée par Lawler à nouveau en parvenant « au dernier stade de la notoriété (…) transformé en un schéma de livre de coloriage pour les enfants ». C’est bien la circulation d’une image qui fait sa permanence, mais la mémoire des images est bien une mémoire humaine. Elle est donc fondamentalement liée à l’oubli. L’intertextualité propre à l’oeuvre de Lawler, dans laquelle est mise en évidence une oeuvre d’On Kawara, la rappelle à une communauté des images inquiète du temps.

Louise Lawler, Still Life (Candle) (Traced), 2003-2013.

Au Frac Normandie, Vincent Pécoil prolonge la réflexion, à partir du questionnement initial de Douglas Crimp en 1977 – organisateur de l’exposition « Pictures » – qui s’interrogeait sur la façon dont les images peuvent façonner les désirs et les identités de leurs regardeurs. L’artiste américain Trevor Paglen est ainsi cité : « Nous ne regardons plus les images – les images nous regardent. Elles ne se contentent plus de représenter les choses, mais interviennent activement dans la vie quotidienne ». Or, on voit à travers toutes les œuvres présentées au Frac Normandie combien ces artistes se rattachent à la tradition, que ce soit en réactivant le genre de la nature morte (Wolfgang Tillmans, Louise Lawler) ou la vue d’atelier (Wade Guyton), le trompe-l’œil (Gerald Petit) ou encore l’interrogation sur l’auteur (Thomas Ruff) de l’œuvre d’art. N’est-ce pas l’essence de l’œuvre d’art que d’être traversée par les projections de ses regardeurs ? Entre l’allégorie du temps qui passe de la still life et en retour la willing suspension of disbelief, quelle est la temporalité exacte de l’expérience artistique comme miroir analytique ?

Léo Rivaud Chevaillier

(1) Entretien entre Tristan Garcia et Damien Aubel, « Les images sortent du temps, elles y retournent », Transfuge, numéro 154, janvier 2022.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :